Interview published in French, German and Italian in Un Seul Monde
Un seul monde: Selon qu’ils sont chassés par la guerre ou la misère, les migrants n’ont pas les mêmes chances d’être accueillis en Europe. Est-il justifié de maintenir ces distinctions?
Walter Kälin: En les supprimant, on ouvrirait la porte à une foule de personnes. Or, ce n’est pas envisageable dans le climat politique actuel. Les États européens tendent plutôt à verrouiller leurs frontières. Pourtant, le fait d’établir une distinction entre les différentes catégories de migrants crée de sérieux problèmes sur le plan administratif, social et économique. En effet, de nombreux migrants économiques demandent l’asile, seul moyen d’immigrer légalement. On doit ensuite les refouler, mais comme beaucoup n’ont pas de documents d’identité, les pays d’origine refusent de les reprendre. D’autres entrent dans la clandestinité pendant la procédure et travaillent au noir. Ce système ne peut pas durer.
Voyez-vous une issue à la crise actuelle?
À mon avis, il convient de créer des voies d’entrée légales. Cela aurait le double avantage de protéger les migrants et d’exercer un certain contrôle sur les flux migratoires. Aujourd’hui, tous ces gens risquent leur vie pour arriver aux portes de l’Europe, sans être certains de pouvoir y entrer. S’ils avaient la possibilité de déposer, chez eux, une demande officielle d’immigration, je suis convaincu qu’ils choisiraient cette option. De toute façon, c’est une loterie. Mais la procédure formelle serait beaucoup moins dangereuse.
Une telle option est-elle en discussion?
Non, malheureusement. Mais il existe des exemples dans l’histoire. À la fin des années 70, des milliers de Vietnamiens sont morts noyés en essayant de fuir la dictature communiste sur des embarcations de fortune. Négocié sous l’égide de l’ONU en 1979, un accord international a permis de réduire considérablement ces départs clandestins très risqués. Le gouvernement vietnamien s’est engagé à promouvoir des voies d’émigration légales, jusque-là inexistantes, et plusieurs pays occidentaux ont accepté d’octroyer des visas à un certain nombre de candidats à l’exil.
Existe-t-il aussi des solutions pour que les migrations liées au changement climatique puissent se dérouler de manière régulière?
C’est déjà une réalité en Afrique de l’Ouest notamment. Le système de libre circulation, qui a été instauré entre les quinze pays de la région pour des raisons économiques, est utilisé actuellement par les éleveurs et les paysans victimes de la sécheresse.
Ces populations peuvent ainsi trouver des solutions par elles-mêmes, sans avoir besoin d’une aide humanitaire. La Corne de l’Afrique est un autre exemple : en 2011, près de 300000 Somaliens ont dû quitter leur pays durement frappé par la sécheresse ; ils ont obtenu l’asile au Kenya, en Éthiopie et à Djibouti grâce à un régime spécial en vigueur dans la région. Sur le plan du droit international, en revanche, aucun cadre juridique ne protège les personnes contraintes de se déplacer à cause du climat ou de catastrophes naturelles. C’est pourquoi la plupart franchissent les frontières illégalement.
C’est pour combler cette lacune qu’a été lancée l’Initiative Nansen, à laquelle vous participez. Pourquoi ne propose-t-elle pas de créer une convention spécifique ou un statut de « réfugié climatique»?
L’initiative a adopté une approche différente. Nous avons identifié et diffusé une série de méthodes qui ont fait leurs preuves dans la gestion des déplacements liés aux catastrophes et au changement climatique. Nous encourageons les pays à entamer des dialogues au niveau régional afin d’harmoniser leurs lois et leurs pratiques. Cette approche est beaucoup plus prometteuse que l’élaboration d’une convention internationale, et cela pour trois raisons. La première est l’absence de volonté politique. Deuxièmement, il serait très difficile de définir des règles universelles, car les situations ne sont pas comparables d’une région à l’autre. Après un ouragan ou un séisme, les victimes peuvent souvent rentrer chez elles. Par contre, les habitants des Tuvalu ou des Kiribati sont condamnés à un exil définitif, vu que ces îles du Pacifique vont être submergées. La troisième raison est que les gouvernements et la société civile de ces États insulaires ne veulent en aucun cas devenir des réfugiés et dépendre de l’aide humanitaire. Ils souhaitent émigrer dans la dignité. Le gouvernement des Kiribati prépare déjà sa population à partir vers les îles Fidji, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie. Il investit beaucoup dans la formation et l’éducation pour que ses ressortissants ne soient pas marginalisés dans leur future patrie.
Vous avez aussi travaillé sur les déplacés internes. Quel est leur statut juridique?
Ces personnes restent soumises au droit de leur pays et sont sous la responsabilité des autorités nationales. À la fin des années 90, on a toutefois constaté que les gouvernements ne savaient pas comment gérer les mouvements massifs de population sur leur territoire. L’ONU a donc adopté en 1998 les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays. De nombreux États se sont alors appuyés sur ce cadre juridique international pour élaborer leurs propres lois et stratégies. Ils ont pu prendre les choses en mains, avec le soutien des organisations humanitaires. Si ces principes ont permis de mieux répondre aux besoins des déplacés internes, ils n’ont hélas pas résolu les causes profondes du problème : le nombre de personnes déplacées a presque doublé en vingt ans. ■
Walter Kälin, né à Zurich en 1951, a enseigné le droit constitutionnel et le droit public international à l’Université de Berne pendant trente ans. La Confédération, les cantons et les organisations internationales ont souvent fait appel à son expertise. Walter Kälin a également occupé plusieurs hautes fonctions au sein de l’ONU. Il a été Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur la situation dans le Koweït sous occupation irakienne. Il a codirigé l’élaboration des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays (1996- 1998), avant de devenir Rapporteur spécial du Secrétaire général sur les droits des personnes dé- placées (2004-2008). Il a siégé au Comité des droits de l’homme (2002- 2008). Entre 2012 et fin 2015, il a été «envoyé de la présidence » de l’Initiative Nansen.
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